Le 9 janvier 2017, Me François Prum, a donné, en tant que bâtonnier du barreau du Luxembourg, une interview stupéfiante à la Radio 100,7 dans laquelle il a pris singulièrement parti pour les avocats d’affaires ainsi que la haute finance ([1]). Par ailleurs, Me Prum s’est largement prononcé sur les LuxLeaks et le procès en cours, de même que sur le rôle de la presse, qu’il accusa – tout comme les citoyens ayant manifesté leur solidarité avec les inculpés du procès dit LuxLeaks – de ne pas respecter la justice, de la mettre sous pression, voir de la traquer …
Que Me Prum, en se prononçant sur le procès LuxLeaks, se manifeste en pur défenseur des intérêts de la haute finance et de l’oligarchie financière et qu’il se rallie aux avocats de PwC pour demander des sanctions pénales contre les lanceurs d’alerte LuxLeaks, pourrait parfaitement se comprendre, s’il s’exprimait en son opinion personnelle, en tant que simple avocat inscrit au bureau. Mais qu’il défende ce point de vue en tant que bâtonnier – c’est-à-dire en tant que «primus inter pares», en tant que premier représentant d’un ordre de quelque 2.500 avocats au Luxembourg, qui ne sont certainement pas tous des avocats d’affaires – est tout à fait inquiétant. ([4]) C’est une gifle à la figure de tant d’autres avocats, dont ceux de la défense, qui devraient être représentés aussi bien par le bâtonnier que les avocats de la haute finance.
Une ignorance singulière du droit supérieur
Tout aussi grave est l’argumentaire sur lequel Me Prum fonde son discours. «Des personnes qui ont révélé un tel secret, qui ont copié des données qu’ils révèlent plus tard, ont commis une infraction inacceptable qui nécessite en tout cas une sanction.» ([2]) Il poursuit : «Nous avons des règles, le droit pénal est un droit précis qui doit être interprété de façon précise.» ([3]) Un point, c’est tout. Que le droit se compose d’un ensemble de règles et non exclusivement du droit pénal – Me Prum l’omet tout simplement. Que le droit européen – et dans le présent cas surtout la convention européenne des droits de l’homme (CEDH) – fasse partie de ces règles, qui ne se limitent aucunement au droit interne, et que le droit européen et la CEDH, y compris sa jurisprudence abondante, constitue même une norme hiérarchiquement supérieure au droit interne, est complètement ignoré ou semble échapper au représentant de l’ordre des avocats du Luxembourg. Pour un juriste, une telle omission constitue une grave erreur. En mettant l’action d’un lanceur d’alerte – un mot qui n’a pas passé les lèvres du bâtonnier, alors même que le tribunal a retenu la qualification – au même niveau que celle de quelqu’un «qui crierait sur les toits ou communiquerait à la presse ce qui ne lui plait pas à l’intérieur d’une entreprise» ([5]), Me Prum dénigre ceux et celles qui, dans l’intérêt général, alertent l’opinion publique sur des disfonctionnements inadmissibles. Devons nous rappeler que c’est justement la question de la protection de lanceurs d’alerte qui agissent dans l’intérêt général, qui est au cœur de ce procès?
Une ignorance très répandue au Luxembourg
Comment une norme juridique supérieure au droit interne, comme la jurisprudence de la CEDH, peut-elle être ignorée aussi systématiquement aussi bien par des représentants de l’ordre judiciaire (dont le procureur d’Etat adjoint, David Lentz, lors du procès LuxLeaks en première instance, sans parler des Vogel et Urbany), que par des représentants du gouvernement (cf. les propos identiques du premier ministre Xavier Bettel) ([6]) ? Cette ignorance était évidente lors du réquisitoire du procureur d’Etat adjoint en première instance du procès LuxLeaks; elle a également légitimé l’appel du Parquet contre le jugement concernant le journaliste Edouard Perrin. Heureusement, le premier avocat général, John Petry, a su changer de cap lors du procès en appel, en se concentrant sur la jurisprudence de la CEDH, tout en s’excusant publiquement au nom du Parquet pour avoir inculpé le journaliste. Ainsi, le débat sur la jurisprudence de la CEDH concernant les lanceurs d’alerte de LuxLeaks est (enfin) lancé – contrairement aux intentions des Prum, Lentz, Bettel et consorts.
L’ignorance du droit (européen) supérieur et le parti pris pour la cause des avocats de PwC ne sont d’ailleurs pas les seules contradictions de Me Prum révélées lors de cette interview. D’un côté on peut se réjouir de la déclaration de Me Prum disant que «cette évolution est devenue nécessaire et [qu’il] ne trouve pas normal que des multinationales établissent leur holding au Luxembourg pour faire imposer tous les bénéfices qu’ils ont fait au fil des années exclusivement par une plateforme luxembourgeoise, bien que les activités n’aient pas été effectuées ici» et qu’il serait «parfaitement compréhensible que ce ne soit pas normal» et que ce serait incontestablement «le mérite du procès LuxLeaks d’avoir délayé qu’on ne peut plus continuer ainsi.» ([7]) D’autre part, il ne lui vient pas à l’esprit que la cause de «cette évolution qui est devenue nécessaire» trouve sa racine justement dans l’action des lanceurs d’alerte, qu’il veut voir sanctionnés pénalement pour leur action.
Le droit d’informer mis en cause
Pour conclure, Me Prum reproche à la presse de commenter des procès « sans connaitre les détails d’une matière souvent très technique et difficile». Il fustige le fait «que les procès soient largement discutés à l’extérieur de la justice». Le procès LuxLeaks en serait «un bon exemple, si on voit que le Palais de justice et en l’occurrence la cour soit pratiquement occupés par des personnes avec des drapeaux, tel qu’on se croit à une grande manifestation». Selon lui, ce seraient «ces phénomènes, qui ne respectent pas la justice et qui essayent de mettre la justice sous pression.» Il rajoute que «la presse – non seulement luxembourgeoise» aurait «malheureusement repris partiellement ce rôle (…) en se focalisant sur un scoop ou au dénigrement … »! ([8]) Me Prum se plaint en revanche moins de la presse lorsque celle-ci répond à ses sollicitations quand il s’agit de défendre ses clients en dehors du prétoire, et les occasions n’ont pas manqué ([9]). Il s’agit donc, de toute évidence, de brandir un argument d’autorité tout à fait illégitime contre ceux qui ne défendent pas les intérêts de la place financière, plutôt que d’une approche visant à expliquer de manière transparente le fonctionnement de celle-ci.
Me Prum fait encore semblant d’ignorer que la liberté d’informer (tellement bien décrite par le nom du collectif initié par Elise Lucet : «Informer n’est pas un délit») et le droit de savoir des citoyens sont des droits fondamentaux, font également partie d’une norme juridique supérieure.
Qui donc fait pression sur la justice: ceux et celles qui informent sur le déroulement d’un procès, qui débattent ouvertement des droits de l’homme, ou bien ceux qui ignorent ce droit et revendiquent l’application pure et simple du droit pénal sans égard aux droits de l’homme?
La prépondérance des avocats d’affaires
Me Prum fait preuve par contre de beacoup plus d’enthousiasme lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de la place financière et de ses avocats d’affaires. Une des raisons pourrait être le fait que le nombre d’avocats d’affaires au Luxembourg augmente avec une vitesse fulgurante. Selon le bâtonnier lui-smême, le Luxembourg compte actuellement un nombre d’avocats d’affaires presqu’égal à celui des avocats généralistes. En plus – et Me Prum le souligne à juste titre – tout avocat peut exercer simultanément le métier d’avocat d’affaires et celui d’avocat du contentieux, la préoccupation pour les affaires semblant ainsi largement dominer la profession de l’avocat. Le bâtonnier estime qu’avec le Brexit et autres phénomènes semblables, le nombre d’avocats d’affaires va encore augmenter au Luxembourg. Or, est-ce une raison pour que le chef du conseil de l’ordre de tous les avocats plaide ouvertement la seule cause des affairistes financiers, aux dépens des autres? – Certainement pas!
Le bâtonnier serait – au minimum – obligé de respecter une stricte neutralité à cet égard. Prendre ouvertement parti pour les ‘Big 4’, la haute finance et les affairistes, contre ses collègues qui défendent par exemple la cause des lanceurs d’alerte, est contraire à cette obligation de neutralité, d’autant plus que l’argumentaire juridique à la base de ce parti pris (considérer le seul droit pénal en ignorant le droit européen comme norme supérieure – voir ci-dessus) fait abstraction de la hiérarchie des normes juridiques en vigueur.
Me Prum enterre la hache de guerre entre le barreau et les ‘Big 4’ …
Rappelons que c’est Me Prum qui a fait enterrer la hache de guerre entre les trois ‘Big 4’ EY, KPMG et PwC et le barreau. Ce conflit était dû – selon un article pertinent de Camille Frati publié sur Paperjam.lu en date du 11 juillet 2016 ([10]) –au fait que «des juristes des grands cabinets d’audit empiètent de plus en plus sur les prérogatives des avocats, notamment en rédigeant des prospectus de fonds d’investissement, une documentation réglementée. Or, la loi du 10 août 1991 sur la profession d’avocat stipule que ‘nul ne peut (…) donner, à titre habituel et contre rémunération, des consultations juridiques ou rédiger pour autrui des actes sous seing privé, s’il n’est autorisé à exercer la profession d’avocat’». Ceci «avait conduit le Barreau à taper du poing sur la table en engageant plusieurs actions en justice contre PwC, EY et KPMG depuis 2012 pour exercice illégal de la profession d’avocat.» Or, Me Prum était d’avis que, «surtout dans le contexte de la tornade LuxLeaks», «il faut renoncer à faire la guerre, car nous avons un avenir ensemble», d’autant plus que «le Brexit renforce cette nécessité de coopérer alors que la Place veut attirer les professionnels devant quitter la City.» ([11])
… et protège les mandataires d’opérations offshore
C’est encore Me Prum qui s’est opposé en tant que bâtonnier à ce qu’un avocat (d’affaires) devait rendre compte au fisc de ses activités pour certains clients en les aidant à transférer une partie de leurs capitaux dans une juridiction offshore, on l’occurrence le Panama. Suite aux révélations des Panama Papers, l’Administration des contributions directes avait demandé à certains avocats d’affaires, dont la fonction de mandataire avait surgi dans les Panama Papers, de communiquer des détails ([12]) de ces opérations au fisc, ce qui suscita une réaction vive du bâtonnier, qui s’y opposait farouchement ([13]), non pas sans rappeler que le code de déontologie des avocats ([14]) dispose que «le secret professionnel de l’avocat est d’ordre public. Il est général, absolu et illimité dans le temps, sauf dispositions légales contraires». Même «dans les hypothèses limitativement prévues par la loi dans lesquelles l’avocat doit, sur demande spécifique de la cellule de renseignement financier, fournir à celle-ci des informations en relation avec la loi concernant la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme, l’avocat est obligé de fournir ces informations au Bâtonnier de l’Ordre et à lui seul», qui, après vérification des conditions légales, «transmet les informations et/ou pièces reçues à la cellule de renseignement financier». Une récente étude du groupe des Verts européens a montré que les intermédiaires (dont les cabinets d’avocats d’affaires) sont un rouage essentiel au processus d’évasion fiscale généralisé ([15]).
Un jeu de cache-cache inacceptable
En d’autres termes: aucun avocat n’est autorité à collaborer directement ni avec la justice, ni avec toute autre institution de contrôle; tout doit passer par le bâtonnier. Si ceci nous parait tout à fait normal et adapté pour les informations obtenues par les avocats du contentieux par leurs clients, la protection des agissements des avocats d’affaires dans le cadre de la fuite de capitaux et d’évasion fiscale – même si ces pratiques ont toujours été déclarées comme légales – sont une autre paire de manche. En fait, cette attitude implique que le contrôle de la légalité de ces pratiques – comme celles dévoilées dans les Panama Papers, et bien d’autres – devient tout simplement impossible! Sachant que c’est en l’occurrence le bâtonnier qui veille au respect de jeu de cache-cache, on ne peut que s’interroger: ne faudrait-il pas adapter les règles concernant les avocats d’affaires aux nouvelles réalités?
O tempora, o mores! ([16])
Justin Turpel,
membre du comité de solidarité avec les inculpés du procès dit ‘LuxLeaks’
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