Nombreux sont les personnes et administrations qui s’intéressent au procès dit LuxLeaks. Or, une administration spéciale a marqué sa présence avant et pendant les audiences, et elle s’intéresse de près aux activistes assistant aux procès. En effet, ceux-ci font l’objet de la haute surveillance du SRE (Le Service de Renseignement de l’Etat du Luxembourg, nouvelle dénomination du SREL) et ceci même avant que le procès ait commencé. Le SRE était bien représenté à chaque audience du procès, soit à toutes les audiences en première instance, à chacune des trois audiences du procès en appel ayant eu lieu à ce jour, pour surveiller ceux et celles qui se sont intéressé-e-s au déroulement de ce procès et ont assisté à ses audiences. Qui plus est, le SRE a surveillé également différentes manifestations de solidarité avec les inculpés du procès dit LuxLeaks. Cette surveillance n’a pas échappé au ‘Le Quotidien’ qui, dans son reportage sur la soirée de solidarité du 25 avril 2016 organisée par le comité de solidarité avec les inculpés du procès dit LuxLeaks, révéla ce fait dans son édition du 26 avril 2016:
«Il y a là des activistes associatifs, des responsables syndicaux, des militants politiques de déi Lénk et même quelques socialistes. Il y a la foule des journalistes des médias luxembourgeois et internationaux venus couvrir le procès LuxLeaks. Des citoyens ordinaires aussi. Et puis, assis au dernier rang, un bien peu discret agent du SREL qui, surpris, se fend d’un «pas du tout» lorsque nous lui demandons s’il est en mission officielle.» ([1])
La nouvelle loi interdit toute surveillance politique par le SRE
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, que le SREL, avec ses pratiques de surveillance de «tout ce qui n’était pas étroitement conservatif» (citation de l’ancien directeur du SREL, Marco Mille) et au sein duquel chacun faisait un peu ce qu’il lui semblait utile, joua un rôle déterminant dans la chute du gouvernement Juncker. La réforme du SREL par le nouveau gouvernement Bettel-Schneider-Braz (DP-LSAP-Gréng) a donné lieu à une nouvelle loi pour encadrer les activités de renseignement de ce service, à savoir la loi du 5 juillet 2016, loi entrée en vigueur le 1er octobre 2016 ([2]). Pour éviter les abus de surveillance politique des décennies précédentes, la nouvelle loi interdit au SRE explicitement «toute surveillance politique interne».
Le SRE doit répondre à un cahier de charge très strict pour éviter de revivre les dérives du passé; il «a pour mission de rechercher, d’analyser et de traiter, dans une perspective d’anticipation et de prévention, mais à l’exclusion de toute surveillance politique interne, les renseignements relatifs à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sécurité nationale, la sécurité des États étrangers, des organisations internationales ou supranationales», «ou pourrait menacer les relations internationales du Grand-Duché, son potentiel scientifique ou ses intérêts économiques définie par le Comité.»([3])
Éviter les dérives du passé …
Selon le même article 3 de la loi, «on entend par activité qui menace ou pourrait menacer la sécurité nationale ou les intérêts visés ci-dessus, toute activité, individuelle ou collective, déployée à l’intérieur du pays ou à partir de l’étranger, qui peut avoir un rapport avec l’espionnage, l’ingérence, le terrorisme, l’extrémisme à propension violente, la prolifération d’armes de destruction massive ou de produits liés à la défense et des technologies y afférentes, le crime organisé ou la cyber-menace (…)». ([4])
Précisons encore que la nouvelle loi sur le SRE précise qu’un «Comité ministériel du renseignement», composé de membres du Gouvernement, «établit, sur proposition du ministre, une lettre de mission précisant les activités du SRE et les priorités. Cette lettre de mission est régulièrement et au moins une fois par an mise à jour et transmise pour information à la commission de contrôle parlementaire.»
Partant, ce comité ministériel, surtout «le ministre ayant le renseignement de l’État dans ses attributions», à savoir le Premier Ministre Xavier Bettel, mais également les ministres Félix Braz (justice, déi Gréng/les Verts) et Etienne Schneider (sécurité intérieure, LSAP), doit être au courant des activités du SRE, voire, les avoir ordonnées, pour qu’elles soient «légales».
Les responsables politiques, dont le Premier Ministre, sont-ils au courant?
Le Premier Ministre, est-t-il vraiment au courant de cette observation ou s’agit-il d’une observation hors cadre légal? Et les ministres Schneider et Braz, qu’en savent-ils?
L’observation dans des lieux publics, telle que pratiquée dans le présent cas, même sans l’aide de moyens techniques, est rangée explicitement parmi les moyens de recherche qui «ne peuvent être mis en œuvre que sur autorisation écrite du directeur du SRE, suite à une demande motivée écrite de l’agent du SRE chargé des recherches» – Pour quelles raisons la nouvelle directrice du SRE, Doris Woltz, entrée en fonction le 1er janvier 2016, ([5]) a-t-elle donné cette autorisation? Ou alors devons nous supposer que cette observation se fait sans l’autorisation légalement prescrite?
Un fois par mois, le directeur du SRE doit transmettre au Comité ministériel un rapport sur toutes les observations réalisées par le SRE, tout en précisant les motifs spécifiques pour lesquels l’exercice des missions a exigé l’observation, le nom ou, s’il n’est pas connu, une description aussi précise que possible de la ou des personnes observées, la manière dont l’observation a été exécutée, y compris le recours éventuel à des moyens techniques, la période durant laquelle l’observation s’est appliquée. ([6]) Un tel rapport, relevant ces observations dans le contexte du procès dit LuxLeaks et précisant motifs, moyens et description des personnes observées, a-t-il été transmis au comité ministériel et ainsi au Premier Ministre?
Qui sont les personnes physiques ou morales visées?
Soulignons encore que la nouvelle loi prescrit qu’une telle observation ne peut être mise en œuvre qu’au cas où cette mesure «vise de façon ciblée une ou plusieurs personnes physiques ou morales, identifiées ou identifiables». Se pose la question, quelles sont les personnes physiques ou morales «visées de façon ciblée» par cette observation? S’agit-il des juges ou bien des avocats? Ou s’agit-il des journalistes, de militant-e-s, ou s’agit-il plutôt d’observer quelles sont les relations entre les militant-e-s venu-e-s de différents horizons entre eux ou avec les journalistes, pour voir qui parle avec qui? D’autres moyens de surveillance ont-ils été mis en œuvre à l’égard des personnes physique ou morales visées? Et combien de rapports et quels types de rapports ont été établis? Quelles sont les informations qui ont été enregistrées dans la nouvelle banque de données du SRE au sujet des personnes physiques et morales observées?
Le SRE, le comité ministériel et le Premier Ministre, sont-ils sérieusement d’avis que des activistes qui défendent les lanceurs d’alerte des LuxLeaks, des hommes et des femmes qui luttent pour l’équité fiscale et qui s’engagent pour plus de transparence et de démocratie, constituent «une menace sérieuse» pour la sécurité nationale ou la sécurité des États étrangers? Ou s’agit-il de prévenir une menace aux «intérêts économiques» du pays (tout en retenant que cette menace doit être «en rapport avec de l’espionnage, de l’ingérence, de terrorisme, d’extrémisme à propension violente» !!)?
Retour aux pratiques incriminées par la commission d’enquête parlementaire?
Le comité ministériel, qui doit – afin de prévenir les abus du SREL sous l’ère Juncker – définir tout ceci avant que les mesures soient mises en œuvre, est-il quelque peu conscient du fait qu’il autorise, voire ordonne, des activités tout à fait identiques à celles ayant provoqué la démission du gouvernement Juncker ? Ou bien le SREL agit-il (de nouveau ?) en dehors du cadre légal établi par le nouveau gouvernement?
Et qu’on nous ne dise pas qu’il s’agit d’une activité d’un agent du SRE ayant agi individuellement (peut-être pour se renseigner comment devenir lanceur d’alerte au sein du SRE… ?)! Au cas où un agent aurait observé et suivi individuellement, en électron libre, les audiences du procès et les manifestations du comité de solidarité, on se verrait renvoyé aux temps où chaque agent du SREL faisait un peu ce qui lui semblait utile.
Qu’on nous ne dise pas non plus que la nouvelle loi ne serait applicable qu’à partir du 1er octobre 2016, tandis que cette observation aurait commencé plus d’une demi-année avant. Depuis la sortie du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le SREL en 2013 ([7]), il est tout à fait clair qu’une telle pratique n’est plus admissible. En plus, le texte de la loi, écrit en grande partie par l’ancien directeur du SREL même, a été déposé à la Chambre des Députés le 2 avril 2014. Et la loi entrée en vigueur le 1er octobre 2016 ne comporte pas de disposition transitoire qui autoriserait la prolongation d’une telle pratique.
Qui a donné l’ordre pour cette observation?
Enfin se pose encore la question, à l’initiative de qui cette observation a eu lieu; est-ce à l’initiative du SRE même, de la Justice ([8]) ou du Parquet, du gouvernement ou d’un des Big4, qui verraient leur «potentiel scientifique» menacé par les LuxLeaks, ou d’un service de renseignement étranger? Et sur base de quels «indices graves ou concordants» le SRE ou le comité ministériel y a-t-il obtempéré?
De toute façon, la commission parlementaire devrait s’intéresser à cette affaire, qui me donne le goût du déjà vécu et qui semble donner raison à ceux qui disaient qu’une nouvelle loi sur le SREL ne changerait guère sa pratique et dynamique propre, et que le seul moyen de remédier aux pratiques incriminés par la commission d’enquête parlementaire en 2013 serait le démantèlement pur et simple du SRE(L).
Ayant marre de la surveillance du SREL pendant la majeure partie de ma vie ([9]), je suis particulièrement attentif aux réponses à toutes ces questions. Le procès LuxLeaks est surtout le procès du „droit de savoir“. Et les personnes concernées ont parfaitement le droit de savoir pourquoi et dans quel intérêt on les observe.
Justin TURPEL,
ancien député,
Membre du comité de solidarité avec les inculpés du procès dit LuxLeaks
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