Voici les questions que je viens d’adresser à la commission des finances et du budget concernant LuxLeaks et la pratique des Tax-Rulings au Luxembourg. Ces questions figurent à l’ordre du jour de la commission des finances et du budget du vendredi, 5 décembre 2014.
I. L’inventaire des décisions anticipatives
1. Est-ce qu’il existe un inventaire complet des décisions anticipatives («renseignements qui lient l’administration» ou ‘tax-rulings’) effectuées ou signées par l’Administration des Contributions directes du Grand-Duché de Luxembourg (ACD)? Sur quelles données renseigne cet inventaire? Au cas où un tel inventaire complet n’existe pas, ne serait-il pas urgent et opportun de l’établir et d’y joindre tous les documents signés et à la base de telles décisions anticipatives?
2. Quelle est le nombre de décisions anticipatives effectuées – par année – depuis l’édition de la circulaire L.G./N.S. no 3 du 21 août 1989? Quel est le nombre par mandataire (par année)?
3. Combien d’agents de l’ACD ont signé de telles décisions anticipatives et quels étaient leur fonction? S’agit-il uniquement d’agents du bureau d’imposition sociétés VI ou bien d’autres bureaux ont-ils également signé des décisions anticipatives? Dans l’affirmative, de quels autres bureaux s’agit-il et quelle est la répartition du nombre de décisions signées par les différents bureaux? Combien d’agents étaient en charge des décisions anticipatives dans les différents bureaux, dont le bureau sociétés VI?
4. Quel est le nombre de décisions communiquées à des autorités ou instances d’autres pays (lesquels), européennes ou internationales (lesquels)? S’agit-il de renseignements sur demande, de demande d’aides d’instances judiciaires ou autres et comment se répartit le nombre total sur les différentes provenances de demandes? Le Luxembourg a-t-il répondu positivement à ces demandes? Si non, pourquoi pas et dans quels cas?
II. L’envergure financière
5. Quel est le total annuel des impôts perçus par des entreprises ayant bénéficié d’une décision anticipative? Comment ce montant se répartit-il sur les entreprises déjà installées au Luxembourg avoir reçu une décision anticipative et celles s’étant installées suite à une décision anticipative?
6. Quelle était, pour les entreprises concernées, la base d’assiette de départ imposable avant la prise en compte des différentes dispositions de la loi sur les impôts de revenus (LIR) qui ont permis de réduire cette assiette? Quelle sont les 50 ou 100 entreprises principalement concernées (par montant décroissant des bases d’assiette de départ) et quelle est jusqu’ici la somme, par année, de cette base d’assiette avant déduction?
7. Quelles sont, pour ces 50 ou 100 sociétés concernées, les montants non-imposés suite aux déductions proposées par les mandataires et accordés par l’ACD? Quel est le total de ces montants non-imposés par année?
8. Quels sont les impôts que les sociétés concernées auraient dû payer en l’absence de décisions anticipatives et quels sont les impôts que ces sociétés auraient dû payer conformément à ces décisions anticipatives? Quelles sont les sommes réellement perçues par l’ACD et comment expliquer d’éventuels écarts?
9. Quels sont les pays/Etats concernés par ce transfert de l’imposition au Luxembourg et dans quelle grandeur d’ordre?
10. Ne serait-il pas opportun d’inclure toutes les décisions anticipatives dans un registre public et d’y joindre les documents signés ou à la base de ces décisions?
III. L’emploi concerné directement
11. Combien de personnes ou d’ETP (équivalents plein temps) sont en charge des rulings auprès des mandataires (‘Big Four’ et autres consultants/cabinets)?
12. Combien d’autres emplois sont directement liés à la gestion des sociétés implantées au Luxembourg sur base d’un ruling?
IV. La base légale
13. Quelles sont les principales dispositions légales (dites «niches fiscales») qui permettent aux sociétés concernées de réduire leur charge d’impôts au Luxembourg?
14. L’article 99 de la Constitution du Grand-Duché dispose qu’«aucun impôt au profit de l’Etat ne peut être établi que par une loi.» Quelle est la base légale des décisions anticipatives au Luxembourg (veuillez bien préciser les lois et les articles en question)? Au cas où la pratique des décisions anticipatives n’est pas établie par une telle loi, n’est-elle pas contraire à ces dispositions constitutionnelles?
15. Une circulaire du directeur ne suffit certainement pas à légaliser la pratique des décisions anticipatives. Or, la circulaire en question (circulaire L.G./N.S. no 3 du 21 août 1989) précise expressément que «des renseignements à l’effet de lier l‘administration ne sont pas fournis dans les où la préoccupation d’obtenir un avantage fiscal est le souci primordial (p. ex. l’examen de schémas aux fin d’épargner des impôts dits „Steuersparmodelle“, (…))» : Combien de décisions anticipatives répondent réellement à cette exigence ? Est-ce que la plupart des décisions anticipatives n’ont-elles pas justement été opérées dans le souci primordial d’obtenir un avantage fiscal dit „Steuersparmodell“?
16. L’article 101 de la Constitution du Grand-Duché précise: «Il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts. Nulle exemption ou modération ne peut être établie que par une loi.» En fait qu’une aristocratie financière bien établie bénéficie du privilège de décisions anticipatives, n’est-elle pas contraire à cette disposition constitutionnelle?
17. L’article 29 de la loi générale des impôts modifiée du 22 mai 1931 («Abgabenordnung»), dispose: „Die Vorsteher (der Steuerkontrollstellen) haben darauf zu halten, dass die Steuern in ihrem Bezirk nach dem Gesetz verwaltet und alle Steuerpflichtigen gleichmässig behandelt werden.“ Les décisions anticipatives ne sont-elles pas en elles-mêmes contraires à cet article général, qui ne prévoit aucune dérogation ou exception?
18. La pratique des décisions anticipatives a-t-elle respecté le principe du traitement égal, qui est inscrit aussi bien dans le traité européen que dans l’article 29 de la loi générale des impôts luxembourgeoise?
19. Est-ce qu’un traitement inégal ne constitue pas une aide d’Etat dans le sens de l’article 108 du Traité de l’union européenne?
20. Quels sont les pays européens qui pratiquent le ‘tax-ruling’ et comment est réglée cette pratique dans les autres pays?
21. Quelles sont les (principales) niches fiscales qui existent dans d’autres pays de l’Union Européenne et au-delà?
22. Quelles sont les dégâts que les Etats se causent mutuellement avec ces niches fiscales et le dumping fiscal? Est-ce que le chiffre avancé très souvent, y inclus par des institutions européennes, de mille milliards d’Euros qui échapperaient chaque année aux pays européens à cause de la fraude fiscale (et 100 milliards d’Euros pour les pays en développement – plus que les aides au développement!) concernent-ils uniquement la fraude proprement dite ou incluent-ils les montants non-perçus à cause de l’optimisation fiscale? Ne serait-il pas opportun de faire élaborer un rapport complet à ce sujet?
23. Comment les ministres ayant pris la parole le lendemain de «LuxLeaks» ont-ils pu affirmer que toutes les décisions anticipatives prises sont légales quand ils affirment quelques jours par après que – en vertu de la séparation de la décision politique de celles de l’administration – ils n’ont pas connaissance du contenu des décisions en question?
V. Les antécédents de «LuxLeaks»
24. A quelle date la fuite de documents relatifs au «tax-rulings» a été constaté par PwC? Quelle sont les initiatives prises par PwC suite à ce constat et dans quel délais ont-ils été prises?
25. Quand le Gouvernement a-t-il été informé de cette fuite? Quelles initiatives ont été prises par le Gouvernement à cet égard et quand ont-elles été prises? Le Gouvernement était-il conscient de l’envergure de cette disparition de documents sensibles?
26. Quels étaient les constats et les propositions du député Jeannot Krecké en ce qui concerne la pratique du tax-ruling dans son rapport (original) remis en 1997 au Premier ministre, ministre d’Etat à l’époque?
27. Quelle était l’idée derrière l’annonce faite suite à la publication d’un certain nombre de documents par la chaine de télévision France2, d’instaurer au sein du Gouvernement un groupe de travail concernant le «tax-ruling»? Quelles étaient les projets exacts du Gouvernement à l’époque? Ont-ils été réalisés? Dans l’affirmative, quels en ont été les résultats? Dans la négative, pour quelles raisons ces projets n’ont-ils pas été mis en œuvre?
28. Y a-t-il eu des initiatives de l’UE ou de l’OECD par rapport à la pratique des tax-rulings au Luxembourg avant l’année 2014? De quelles initiatives s’agit-il? Quelle était la réaction du Gouvernement luxembourgeois?
29. Lors de la réception du courrier de l’ICIJ concernant «la publication dans un proche avenir» basée sur «des recherches de 9 mois» concernant «des centaines de tax-rulings par année» («hundreds of complex tax rulings every year») quelle était l’évaluation de l’envergure faite par le ministre ou le ministère des finances? Est-il normal que le Gouvernement n’ait pas été informé par le ministre compétent de l’imminence d’une affaire aussi importante?
30. Pourquoi M. Jean-Claude Juncker, candidat à la présidence de la Commission européenne, n’a-t-il pas informé le Gouvernement de la réception d’un tel courrier et de l’enjeu de cette affaire pour le Grand-Duché? Avait-il lu les questions et les aurait-il trouvées impertinentes, tel qu’il l’a affirmé à la presse internationale, ou bien les avait-il classées sans les lire, tel qu’il vient de l’affirmer à RTL-Radio Lëtzebuerg dans l’émission «Background» du samedi, 29 novembre 2014? Monsieur Juncker, n’a-t-il vraiment pas d’employés qui auraient lu ce courrier avant qu’il n’ait été classé?
VI. Le contrôle politique
31. Les responsables politiques étaient-ils au courant de l’envergure, de l’évolution (nombre et montants en cause) et des conséquences (dégâts pour d’autres Etats, image du Luxembourg, …) de la pratique des décisions anticipatives?
32. L’édition de la circulaire L.G./N.S. no 3 du 21 août 1989, était-elle basée sur une initiative de l’ACD ou sur une initiative politique?
33. Le contenu de cette circulaire avait-il été convenu avec le ministre compétent?
34. Les ministres successifs ont-ils été tenus informés de l’évolution de la pratique et de l’envergure des décisions anticipatives effectués par l’ACD?
35. Un ministre responsable ou un autre membre du gouvernement a-t-il mis en question à des moments précis cette pratique et ces conséquences?
36. Dans quelle mesure les gouvernements successifs et leurs ministres compétents ont-ils été conscients de l’absence de base légale pour ces décisions anticipatives? Qu’est-ce qu’ils ont entrepris pour y remédier?
[Envoyé au président de la Chambre des Députés et au président de la commission des finances et du budget le 2 décembre 2014; transmis par la Chambre des Députés à tous les membres de la commission des finances et du budget le 3 décembre 2014]