Que des citoyen-ne-s assistant-e-s au procès LuxLeaks soient surveillé-e-s par le service de renseignement de l’Etat (SRE) – cette information publiée sur mon Blog ([1]) et reprise largement par la presse ([2]) – a été démentie de suite par le Gouvernement, suivi le lendemain d’un démenti par le SRE. Si le démenti du Gouvernement était parfaitement prévisible, celui du SRE constitue une autre paire de manches.
En effet, pour éviter un scandale politique, le Gouvernement n’avait d’autre choix que celui de démentir. A moins que – et ce n’est pas totalement exclu – il n’en savait rien, ce qui serait aussi scandaleux – voire franchement pire – que l’aveu, parce que la nouvelle loi encadrant les activités du SRE ([3]) prescrit que «le comité ministériel du renseignement» (composé des ministres Bettel, Braz et Schneider) doive obligatoirement être informé, voire avoir ordonné une telle activité.
Le Gouvernement dans la tradition des démentis
En fait, ce démenti reflète parfaitement la coutume d’un Gouvernement qui ne cesse de démentir à chaque fois qu’il se trouve dans l’embarras.
Ainsi, suite aux révélations du scandale LuxLeaks, le Gouvernement s’empressa de démentir toute illégalité relative aux ‘tax rulings’ incriminés (rescrits fiscaux ou accords fiscaux anticipés, estampillées en série, de façon industrielle, par le bureau 6 de l’administration des contributions directes, établis par des consultants pour le bien des multinationales qui, à la suite de ces accords, ne payaient plus leur impôts). À l’encontre de tous les faits qui démontrent qu’au moins une grande partie de ces accords étaient illégaux, le Gouvernement persiste et maintient son démenti ([4]). Suite au scandale LuxLeaks, les règles ont été changées, une base légale a été créée, on tente de respecter les directives européennes (aux moins celles qu’on n’arrive pas à bloquer), … mais avouer que la pratique des ‘rulings’ était au moins partiellement illégale – ah ça : «Non, jamais! » Une autre coutume bien établie (et aussi bien protégée par l’État) ayant fait scandale, la pratique de cacher et d’aider à cacher massivement de l’argent dans des paradis fiscaux offshore (cf. Panama-Papers), a également suscité de suite un démenti de la part du Gouvernement. Oui, les démentis du Gouvernement sont aussi usuels que protégés par l’État.
Us et coutumes du SRE(L)
Mais revenons au SRE, qui a également ses us et coutumes. Par exemple la surveillance de celles et ceux qui ne se conforment pas et qui mettent en question les belles coutumes d’un Etat qui protège les fraudeurs et les riches. Une pratique fort coutumière de l’ancien SREL qui a fait scandale et a fait tomber le Gouvernement Juncker. Ou encore la coutume de ce service, où chacun faisait un peu ce qui lui semblait utile. Ou encore le recours à de larges réseaux d’indicateurs, dont une partie est indemnisée directement par le service de renseignement, d’autres par des structures parallèles ou par certains agents. Et nous pourrions continuer la liste des griefs …
Effectivement, suite au scandale public, le nouveau gouvernement issu de cette crise vient d’adopter une nouvelle loi pour encadrer ce service, ses agents, informateurs et indicateurs. Cette loi – qui prévoit entre autres que le SRE ne peut agir en dehors des ordres directs du comité ministériel, que toute surveillance politique est interdite, que toute autre surveillance doit être autorisée – est entrée en vigueur il y a tout juste trois mois, le 1er octobre 2016.
Avec l’entrée en vigueur de cette loi, toutes ces anciennes pratiques et coutumes – la surveillance politique, l’observation de personnes et associations non-conformistes, les pratiques de surveillance dans des lieux publics et de recours à des indicateurs pour cette fin, etc. – ont-elles été abolies du jour au lendemain? Ces pratiques n’étaient même pas interdites par l’ancienne loi, en vigueur jusqu’au 1er octobre 2016. Par conséquent, ces pratiques n’étaient pas interdites par la loi au début du procès LuxLeaks et lors des premières mobilisations du comité de solidarité avec les inculpés. Que toutes ces coutumes et pratiques aient changé du jour au lendemain est peu crédible, aussi peu crédible que les affirmations de Jean-Claude Juncker selon lequel le SREL n’aurait effectué aucune surveillance politique interne ([5]).
Obligée de ne pas dire la vérité!
Que la nouvelle directrice du SRE, Mme Doris Woltz, en tête de ce service depuis le 1er janvier 2016, démente également l’observation des citoyen-e-s assistant-e-s aux activités du comité de solidarité et au procès LuxLeaks, ne surprend pas non plus. Non pas parce que Mme Woltz, ancienne juge, puis juge d’instruction et enfin procureur d’État adjoint, ne serait pas une femme intègre ou crédible, mais tout simplement parce que la loi l’oblige de ne pas dire la vérité! Ainsi l’article 11 (1) de la nouvelle loi sur le SRE dispose que «il est interdit à tout agent du SRE de divulguer l’identité d’une source humaine du SRE.» En plus, toute personne ayant pris connaissance d’une information permettant d’identifier une source humaine du SRE est soumise à cette interdiction. Même es autorités judiciaires, la police et les autres administrations ne peuvent pas ordonner ou prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet d’identifier une source humaine du SRE.
L’article 26 de la loi concernant les dispositions pénales va même jusqu’à demander une peine «d’emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de 251 euros à 125.000 euros ou d’une de ces peines seulement» «pour l’agent du SRE ayant divulgué l’identité d’un autre agent du SRE ou d’une source humaine», mais également à l’encontre de celui ayant divulgué «des faits relevant des missions du SRE».Ainsi, la directrice du SRE ne peut révéler ni les sources humaines actives pour le SRE, ni «des faits relevant des missions du SRE». Sur base de ces dispositions légales, la directrice du SRE est obligée de ne pas dire la vérité. Elle n’a pas d’autre choix que de se taire, option peu propice à la renommée du SRE, ou bien de ne pas avouer et de cacher les missions du SRE, qu’elles soient légales ou non. Elle doit pourtant informer «spontanément la commission de contrôle parlementaire de toute irrégularité qu’il (elle) suspecte au sein de ses services et notamment de tout dépassement, par l’un de ses agents, de ses compétences ou de l’usage abusif, par l’un de ses agents, des pouvoirs et moyens à la disposition du SRE.» Or, si elle ne le fait pas, aucune sanction n’est prévue par la loi. Et si elle le fait, le Gouvernement se gardera de divulguer les irrégularités dont il a pris connaissance.
Belle opération de diversion
Néanmoins Mme Woltz, dans l’interview accordée à RTL le 5 janvier 2017 ([6]), faisait deux allusions surprenantes. D’abord Mme Woltz dit que le SRE ne serait pas concerné par la matière dont traite ce procès. Or, ce n’est pas le problème. Ce n’est certainement pas le déroulement même du procès, la matière traitée par le tribunal, les réquisitoires, les plaidoiries et questions du juge président qui ont intéressé le SRE, mais les citoyen-e-s, ou plutôt certain-e-s citoyen-e-s, ayant assisté-e-s au procès et à la mobilisation des comités de solidarité. En deuxième lieu, Mme Woltz affirma que tout un chacun, y compris elle-même, peut s’intéresser, en tant que citoyen, à ce procès. La directrice du service de renseignement veut-elle faire sous-entendre qu’il se peut qu’un agent ou un informant de son service ait assisté au procès «par intérêt personnel»?
Il nous parait évident qu’un service de renseignement qui occupe directement plus de 75 agents et qui, en plus, dispose d’un réseau étendu d’indicateurs et d’informateurs, ne se consacre qu’aux «mouvements salafistes» (citation Woltz lors de l’interview avec RTL le 5.1.2017).
Le problème avec le service de renseignement reste toujours le même: «le service secret, ses agents et activités, sont par définition secrets», disait Jean-Claude Juncker pour empêcher qu’éclate le scandale qui lui coutait la présidence du gouvernement une année plus tard.
Le droit de savoir!
Alors, qu’en est-il du droit de savoir ? – Le droit de savoir des citoyen-e-s surveillé-e-s (et soupçonnées de constituer une menace «pour la sécurité nationale» ou encore «pour les relations internationales du Grand-Duché, son potentiel scientifique ou ses intérêts économiques», le droit de savoir du public si le service de renseignement a abandonné des anciennes us et coutumes …
Ceux qui devraient être au courant, ce sont les ministres Bettel, Braz et Schneider, le fameux comité ministériel, qui doit définir et ordonner les activités du SRE. Ceux qui devraient être mis au courant également, ce sont les membres de la commission de contrôle parlementaire, composé exclusivement des quatre présidents de(s) fractions politiques CSV, DP, LSAP et déi Gréng, à l’exclusion de tout-e représentant-e des sensibilisés politiques de déi Lénk et ADR. «Le directeur du SRE communique à la commission de contrôle parlementaire, sur une base au moins trimestrielle, le texte complet des dossiers de missions en cours, répertoriés au SRE» (art. 24). En plus, la commission de contrôle parlementaire «est autorisée à prendre connaissance de tous les informations et renseignements et de toutes pièces qu’elle juge pertinentes pour l’exercice de sa mission», pourtant «à l’exception d’informations et de renseignements ou de pièces susceptibles de révéler l’identité d’une source du SRE» (idem).
Un service de renseignement incontrôlé et incontrôlable?!
Or, «les réunions de la commission de contrôle parlementaire se tiennent à huis clos» et «les délibérations au sein de la commission de contrôle parlementaire sont secrètes» (idem). C’est-à-dire qu’aucun député de la commission de contrôle n’est autorisé à informer un autre député sur le contrôle parlementaire que cette commission effectue au nom de tous les députés! S’il peut encore être compréhensible qu’un député fasse confiance à son président de fraction, ceci ne peut être le cas pour les députés appartenant à une sensibilité non représentée au sein de la commission de contrôle parlementaire. Y a-t-il donc deux sortes de députés: d’un côté les députés qui peuvent contrôler à travers leur président de fraction les activités du SRE et, d’un autre côté, ceux parmi les députés qui n’ont pas ce droit? Quelle est l’efficacité de ce type de contrôle où ni députés, ni public ont le droit de savoir ce qui s’y passe?
Et la presse, a-t-elle le droit de savoir? – Selon les dispositions de la nouvelle loi, certainement pas! Ne restent aux journalistes que leur capacité d’investigation pour démasquer des pratiques contraires à l’intérêt public ou carrément illégales …
D’après la loi, le SRE est incontrôlé et incontrôlable. Ce qui est inacceptable, surtout en des temps où partout dans le monde, y compris au sein de l’Europe, les services de renseignements dérivent et font scandale.
Ceci est d’autant plus scandaleux que la loi ne donne pas d’accès aux citoyens concernés par ces dérives de voir les documents et pièces qui les concernent. En effet, la loi ne confère qu’un droit d’accès indirect aux citoyen-e-s concernées, ceci via une «autorité de contrôle» basée sur l’article 17 de la loi sur la protection et le traitement des données personnelles ([7]) ; cette autorité de contrôle a le droit de regarder si toutes les données et pièces concernant une personne déterminée sont bien «légaux». Si cela est le cas, la personne concernée est informée que tout est en ordre, sinon ces pièces et données sont détruites ou effacées, sans que la personne concernée n’ait un droit de regard (selon cette loi).
Un traitement de données personnelles par le SRE sans base légale!
Soulignons toute de même que le SRE effectue le traitement des données personnelles, de même que l’archivage de toutes ces données, pièces et documents sans base légale. Cette base légale ne faisait pas seulement défaut avant la mise en œuvre de la nouvelle loi sur le SRE le 1er octobre 2016, mais fait encore défaut actuellement. En effet, l’article 10 de la nouvelle loi sur le SRE dispose que le «traitement des données personnelles qui sont nécessaires à l’accomplissement de ses missions légales fait l’objet d’un règlement grand-ducal prévu à l’article 17, paragraphe 1er, de la loi précitée du 2 août 2002». Or, ce règlement grand-ducal n’existe tout simplement pas ([8]). Il n’a jamais été édité, décidé et publié, ce qui ne semble déranger ni le SRE, ni les ministres responsables, ni les membres de la commission de contrôle parlementaire!
Pour quelle raison le SRE peut-il traiter les données de citoyen-e-s comme il l’entend, sans la base réglementaire exigée par la loi? Peut-il vraiment tout se permettre?
Justin Turpel
24 janvier 2017
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